La stratégie française pour l’énergie et le climat vise la neutralité carbone dès l’horizon 2050. Cet objectif ne sera pas atteint sans un développement massif de la part de l’électricité dans le bilan énergétique national. Mais un tel développement ne va-t-il pas entraîner un appel de puissance excessif sur les réseaux électriques ? Une étude d’Équilibre des Energies s’efforce de répondre.
LA STRATÉGIE ÉNERGIE-CLIMAT EST UNE STRATÉGIE DE RUPTURE
Les années 2018 et 2019 ont été marquées par la publication par les pouvoirs publics de deux documents essentiels : le projet de nouvelle Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et le projet de Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) qui l’accompagne. Ces deux textes sous-tendent la loi énergie-climat – en instance de promulgation à la date à laquelle cet article est écrit – qui amende et complète la loi relative à la transition énergétique du 17 août 2015.
Cette stratégie française pour l’énergie et le climat est une stratégie de rupture : sans porter atteinte à la croissance économique, elle fait l’hypothèse qu’il sera possible de :
- réduire fortement la consommation finale d’énergie : de 16 % en 2030 puis de 43 % en 2050 (par rapport à 2015) ;
- recourir massivement aux énergies non carbonées afin que les émissions jugées incompressibles puissent être compensées en 2050 par des puits de carbone.
L’ÉLECTRICITÉ AU PREMIER PLAN
L’objectif de décarbonation ne pourra pas être atteint sans faire jouer à l’électricité un rôle bien supérieur à celui qu’il joue aujourd’hui dans la satisfaction des besoins en énergie. Il est estimé que sa part dans le bilan énergétique national pourrait passer, en énergie finale, de 26 % aujourd’hui à 53 % en 2050. Une telle croissance, qui irait en s’accélérant après 2030, serait le résultat d’un triple effet (figure 2) :
- un redémarrage et une électrification massive de l’industrie ;
- le développement de la mobilité électrique avec l’arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 ;
- le développement de l’hydrogène électrolytique (à hauteur de 50 TWh électriques en 2050 ce qui correspond à 1 Mt d’hydrogène)
QUEL EFFET SUR LA POINTE ÉLECTRIQUE ?
Certains se sont ému des effets qu’une telle croissance du rôle de l’électricité pourrait avoir sur le passage des pointes de consommation électrique, dans un contexte où les moyens de production pilotables (nucléaires et thermiques classiques) sont revus à la baisse au profit de moyens de production d’origine renouvelable soumis aux aléas que l’on connaît.
Cette question est légitime et, à de nombreuses reprises, Equilibre des Energies a souligné que la puissance appelée exprimée en kW devait jouer un rôle au moins aussi important que l’énergie exprimée en kWh dans l’analyse des bilans énergétiques et dans la formation des prix qui s’ensuivent.
À partir des éléments rendus publics par RTE et l’Administration dans le cadre de la stratégie énergie- climat, malgré quelques lacunes qu’il a été nécessaire de combler, nous avons cherché à déterminer la trajectoire probable de la puissance appelée à la pointe électrique afin de la comparer à la puissance garantie estimée aux horizons 2030/2035 et 2050.
LES BESOINS DE PUISSANCE À LA POINTE ÉLECTRIQUE N’AUGMENTENT PAS DANS LE SCÉNARIO DE RÉFÉRENCE
Au cours des toutes dernières années, la puissance maximale appelée sur le réseau s’est stabilisée aux environs de 95 GW. C’est, à peu de choses près, la puissance appelée tout au long de la journée du 28 février 2018, au plus fort de la vague de froid de l’époque, alors que la température moyenne extérieure de la journée était de -8 °C. Certes, on ne peut pas totalement exclure le retour à des super-pointes plus marquées en cas de très grand froid mais le niveau de 95 GW correspond depuis quelques années à l’obligation de capacité fixée par RTE à laquelle les participants assujettis au mécanisme de capacité doivent satisfaire.
La décomposition par usage de cette puissance n’est pas connue de façon très précise. Les informations fournies par RTE permettent cependant de dresser une répartition-type pour les années 2015-2017 représentée par la figure 3.
À partir de cette répartition prise comme référence pour les années 2015-2017, des projections ont été faites aux horizons 2030 et 2050, sur la base des hypothèses suivantes :
- les usages traditionnels ont été supposés invariants quant à leurs profils de puissance appelée, ce qui veut dire que le ratio puissance maximale appelée/consommation a été supposé constant. On rappelle que, pour RTE, l’appel au chauffage électrique est assez stable dans la journée et que « le phénomène de pointe à 19 h, observé en hiver, s’explique principalement par la contribution cumulée de l’éclairage et de la cuisson1 ». Pour ces usages traditionnels, c’est l’évolution de la consommation qui détermine l’évolution de la puissance maximale appelée. Cependant, la possibilité d’interrompre des équipements de chauffage à la pointe grâce à un pilotage approprié, peut apporter une flexibilité supplémentaire au système électrique pour aplanir les pointes dont on pourra tenir compte.
- le nouvel usage « hydrogène » a été supposé totalement interruptible et ne pas contribuer à la pointe électrique, ce qui le fait sortir du cadre de cette étude ;
- pour les nouveaux usages « mobilité », l’appel maximal de puissance dépend très fortement de la façon dont sera gérée la recharge des véhicules électriques. On s’est référé pour cela aux résultats de l’étude RTE/Avere sur les enjeux du développement du véhicule électrique (mai 2019) et plus particulièrement aux données du scénario dit « Crescendo médian » qui a été extrapolé jusqu’en 2050.
Cette étude RTE distingue trois types de recharge :- la recharge naturelle non pilotée ;
- le pilotage simple de la recharge ;
- la gestion bidirectionnelle avec possibilité de restitution au réseau d’électricité stockée dans les véhicules (système V2G).
Ceci nous a conduits à retenir les hypothèses principales suivantes :
La combinaison de ces diverses hypothèses a permis de dresser des scénarios d’évolution des puissances électriques appelées lors de la pointe électrique aux horizons 2030 et 2050 (figures 4 et 5).
On voit que certains usages apportent une contribution positive à la réduction des besoins en puissance à la pointe, d’autres, au contraire tendent à les accroître. Mais dans l’ensemble, on constate que, dans le cadre de la stratégie énergie-climat, pour autant qu’elle soit respectée sous tous ses aspects, la puissance appelée sur les réseaux n’augmente pas et reste plutôt inférieure à la valeur de référence actuelle de 95 GW.
Ceci est dû au fait que le pilotage de la recharge des véhicules électriques (incluant un développement modéré du V2G) permet de contenir l’augmentation du besoin de puissance liée au développement de la mobilité électrique, laquelle augmentation, ainsi que celle liée aux besoins supposés grandissant d’une industrie de plus en plus électrifiée, se trouve compensée par les effets de la politique d’efficacité énergétique, dans les bâtiments en particulier.
LES ALÉAS SONT IMPORTANTS MAIS DES RÉSERVES DE FLEXIBILITÉ SUBSISTENT
L’effet de quelques variations possibles autour du scénario de référence de la stratégie énergie-climat a été testé et ceci a conduit au cône d’incertitude de la figure 6.
Ce cône va en s’élargissant très fortement après 2030, ce qui est le reflet de l’accélération de la transition voulue par la stratégie énergie-climat, accélération qui la rend plus sensible aux écarts susceptibles d’être observés sur cette deuxième période.
On voit que le risque de dérive vers des puissances croissantes est important et il peut s’ensuivre une altération de la robustesse du système électrique. Ce risque réside dans les deux aléas majeurs que constituent d’une part le succès de la politique d’efficacité énergétique dans les bâtiments et d’autre part le développement effectif du pilotage et du V2G dans la recharge des véhicules électriques.
En contrepartie, l’étude d’EdEn a identifié un certain nombre de flexibilités non prises en compte dans le scénario de référence qui sont de nature à compenser l’effet de déviations éventuelles qui pourraient survenir dans sa réalisation :
- dans le secteur résidentiel et tertiaire, la généralisation du pilotage du chauffage électrique représente un gisement de flexibilité de l’ordre de 5 à 10 GW ;
- le pilotage de la recharge des véhicules électriques à hauteur de 80 % dès 2030 permettrait de dégager une flexibilité additionnelle de l’ordre de 1,4 GW à cet horizon cependant que la généralisation à 50 % du V2G en 2050 représenterait un « bonus » de quelque 6 GW ;
- un parc de pompes à chaleur hydrides (200 000 en 2030, 1 million en 2050) alimentées en gaz renouvelable, apporterait une flexibilité de 0,6 GW en 2030 et 3 GW en 2050 ;
- enfin, le stockage à demeure (batteries de deuxième vie par exemple), associé à des productions EnR locales, pourrait apporter des flexibilités additionnelles mais plus difficiles à chiffrer.
REGARDS SUR LA PRODUCTION
Il n’est pas possible de dresser un diagnostic sur l’évolution possible de la robustesse du système électrique sans examiner quels seront les moyens de production mobilisables face à la demande potentielle.
Le raisonnement pour cela a été mené sur la base des capacités certifiées, au sens du marché de capacités mis en place par RTE en 2015 qui permet au gestionnaire de réseau de garantir la sécurité d’approvisionnement globale du système électrique. Pour ce faire, RTE définit des coefficients par type de moyen de production, correspondant au ratio de conversion entre puissance installée et puissance certifiée, qui représentent leur contribution au passage des pointes de consommation2. Dans cette approche, les puissances installées en énergies renouvelables non pilotables sont affectées de coefficients réduits mais non nuls : 3 % pour le photovoltaïque et 15 % pour l’éolien terrestre. Ce dernier chiffre indique par exemple que le vent a une bonne probabilité de souffler lors des pointes de consommation hivernales.
En 2017, en appliquant ces coefficients, une puissance totale installée de 135 GW conduisait à un total de capacités certifiées de 91 GW, inférieur à l’obligation de capacité de 95 GW, mais auquel on pouvait ajouter des flexibilités de l’ordre 7 GW liées aux interconnexions avec les pays étrangers et aux possibilités d’effacement dans le monde industriel. La marge de sécurité était donc de l’ordre de 3 GW.
Cette marge risque toutefois d’aller en se rétrécissant.
En effet, les perspectives tracées par la PPE en termes de moyens de production qui sont assez bien dessinées jusqu’à l’horizon 2035, conduisent au schéma d’évolution des capacités certifiées de la figure 7.
La diminution de 7 GW des capacités certifiées ainsi mise en évidence pourrait se trouver compensée par divers moyens :
- développement des interconnexions (dans des limites et avec un impact à préciser) ;
- développement des effacements industriels, au-delà de ceux pris en compte dans l’étude des besoins à satisfaire ;
- capacités de stockage additionnelles sur le réseau (STEP et batteries) ;
- éventuellement des nouveaux moyens thermiques de pointe, non prévus aujourd’hui dans la stratégie énergie-climat). Ces moyens pourraient produire de l’électricité à partir de gaz d’origine renouvelable et être utilisés dans les situations d’extrême-pointe comme lors des journées froides, sans vent et sans soleil. Les quantités en jeu apparaissent cependant très réduites, ce qui permettrait au gaz d’origine renouvelable de trouver là un excellent débouché. Ils constituent de plus une assurance contre les défaillances possibles des autres moyens de production.
Il y a cependant une probabilité non négligeable que le système électrique français devienne moins robuste qu’il n’est aujourd’hui, notamment si le potentiel EnR se heurtait à des difficultés dans son développement.
À horizon 2050, la situation est beaucoup plus incertaine. Les orientations relatives au nucléaire ne sont pas connues mais le thermique à flamme devrait disparaître. Le maintien des capacités certifiées hors nucléaire dépendra donc, dans l’état actuel des choses, du seul développement des énergies renouvelables (figure 8).
EN CONCLUSION
L’électrification des usages est bien évidemment un levier essentiel de la décarbonation du système énergétique. Cette électrification est possible sans engendrer une augmentation des besoins de pointe à satisfaire car la politique d’efficacité énergétique et le smart charging des véhicules (sous ses diverses formes) devraient compenser l’incidence d’usages nouveaux.
Cependant, il existe des risques de déviation au cas où la politique d’efficacité énergétique dans les bâtiments n’atteindrait pas ses objectifs et si la croissance de la mobilité électrique n’était pas accompagnée par un développement suffisant du pilotage de la recharge et par celui plus progressif de la recharge bidirectionnelle.
Il ne faut pas s’attendre à disposer de capacités nouvelles pilotables du côté de la production et une diminution des capacités certifiées se profile dès 2030.
Compte tenu de flexibilités additionnelles qui peuvent être mobilisées au cours de la prochaine décennie (effacements et interconnexions), le risque de déséquilibre se manifeste essentiellement à partir de 2030/2035 mais il est souhaitable d’y pallier dès à présent en déployant largement les solutions qui permettront de disposer le moment venu de la flexibilité nécessaire pour assurer l’équilibre offre/demande.
Ces solutions sont fondées sur les possibilités nouvelles offertes par les technologies du numérique :
- gestion active de l’énergie dans les bâtiments qui, doit, impérativement, trouver sa place dans la réglementation RE2020 en cours d’élaboration ;
- incitations à installer des équipements nativement pilotables ou venant en substitution d’équipements anciens devenus obsolètes (PAC, radiateurs électriques à haute performance venant notamment en remplacement des vieux convecteurs de la génération grille-pain) ;
- incitations à la mise en oeuvre, dès à présent, des technologies de smart charging (pilotage de la recharge et V2G) dans le domaine des véhicules électriques.
1. RTE – Bilan prévisionnel 2016.
2. Le calcul de ces coefficients n’est pas aisé à expliquer en quelques mots. Il est fondé sur une analyse statistique intégrant la disponibilité moyenne de chaque filière et sur un coefficient de filière reflétant le profil de disponibilité au cours des heures de tension sur le réseau.