Le concept d’économie circulaire est apparu relativement récemment. Comment le définissez- vous et quelle place l’économie circulaire est-elle appelée à prendre dans les modèles économiques français et européen au cours des années à venir ?
L’économie circulaire renvoie à la notion de limite des ressources. Nous sommes sur une planète aux ressources limitées, il n’y a pas de planète B et nous sommes engagés pour des millénaires à vivre avec le stock disponible. La démographie humaine qui passera de 7 milliards d’habitants à 10 milliards en 2050, avec une forte augmentation des classes moyennes consommant comme nous, occidentaux, n’est pas compatible avec le stock de ressources disponibles. Ou bien nous repensons totalement notre relation aux ressources, ou bien nous allons à la pénurie, et donc vers la guerre des ressources. L’Europe est le continent qui a le ratio le plus faible entre ressources disponibles et besoin des citoyens. Elle est plus fragile que les autres. Il est donc stratégique de changer de modèle de développement.
L’économie circulaire est souvent perçue sous l’angle de la gestion des déchets et sous celui de la protection de la biodiversité. Mais au-delà de ces aspects, n’a-t-elle pas un rôle dans la lutte contre le dérèglement climatique ?
Tout gaspillage de ressources est par essence un gaspillage d’énergie et très souvent carbonée. Extraire des matières premières, les transformer, fabriquer des produits, les distribuer, tout ceci consomme de l’énergie. Si la fin de vie du produit est précoce, s’il n’est pas réparé, s’il n’est pas utilisé, s’il n’est pas recyclé, c’est toute cette énergie grise et carbonée qui est perdue.
Créer de l’efficience dans l’usage des ressources, c’est garantir une baisse de l’émission de gaz à effet de serre. Nous l’avons démontré dans une note co-écrite avec le Club de Rome présenté en décembre 2015. Nous pouvons, par une approche d’économie circulaire, faire baisser de 5 % les émissions de CO2. Combinée à une stratégie efficacité énergétique et énergies renouvelables, le bilan serait une baisse de 66 %.
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Un projet de loi contre le gaspillage et pour une économie circulaire a été présenté par la Gouvernement cet été et adopté à l’Assemblée nationale en fin d’année. Quelle est votre analyse des débats qui se sont tenus et du niveau d’ambition dont les députés ont fait preuve vis-à-vis de ce projet de loi ?
C’est une bonne loi sur la pollution du quotidien, mais ce n’est pas une loi d’économie circulaire. À aucun moment il n’est fait référence aux limites de la planète, les différents articles (125 au total) permettent de régler des problèmes de pollution (bouteille plastique, déchets du BTP dans la nature, etc.) et d’améliorer le recyclage, mais n’ambitionnent pas de baisser les volumes de matières consommées. On peut se féliciter de l’allongement de la durée de vie des produits qui permettra de moins gaspiller les matières premières, mais le gouvernement a refusé tout débat sur l’économie de la fonctionnalité, cette économie du partage de l’usage des produits, c’est-à-dire utiliser plus intensément ce qui est déjà produit et ainsi éviter de sur-fabriquer des produits finis.
En tant que président de l’Institut national de l’économie circulaire (INEC), vous avez été particulièrement impliqué dans les discussions relatives à ce projet de loi. Quels ont été les points clés de votre positionnement lors des discussions ?
J’ai souhaité rappeler que, dès la loi TECV d’août 2015, une définition claire du terme « économie circulaire » a été donnée. Je me suis appuyé sur l’article 74 de cette même loi qui impose à la France de consommer autant de ressources en 2030 qu’en 2010, alors qu’entre-temps notre économie pourrait avoir connu une croissance économique d’environ 30 % et une croissance démographique de 7 millions d’habitants. Certaines de mes propositions, iconoclastes, ont porté sur la limitation par l’État du nombre de produits neufs vendus chaque année (par exemple dans le textile), sur de nouvelles règles dans l’efficacité d’usage, notamment des infrastructures routières ou des bâtiments publics (pour en intensifier l’usage). Elles avaient vocation à débattre sur le mieux consommer, le mieux utiliser. Mais il n’y a pas eu de débat…
Les membres de l’INEC sont majoritairement des associations d’entreprises, qui seront elles-mêmes les premières affectées par les nouvelles dispositions de cette loi économie circulaire. Comment les membres de l’INEC ont-ils appréhendé ce projet de loi ? Quelles ont été leurs ambitions et leurs demandes vis-à-vis de ce texte ?
Les membres de l’INEC se répartissent entre entreprises, représentants de filières professionnelles, collectivités, écoles et universités. Chacun a ses ambitions, mais le collectif a eu la volonté de passer à une nouvelle dimension, par une démarche de co-rédaction d’une dizaine de propositions, dont certaines ont été adoptées.
Cependant la profusion d’articles (la loi a été présentée par le gouvernement avec 13 articles pour finir votée à 125 articles) n’a pas aidé à suivre le fil de l’attente des professionnels. Ils ont pu avoir l’impression d’être entendus dans un domaine via un article mais d’être bloqués ou freinés par un autre article plus loin. Le manque de cohérence est peut-être la grande faiblesse de ce texte, si l’on fait abstraction de sa faible ambition. Nombre de juristes le disent. Les décrets de mise en oeuvre à venir, la temporalité de leurs applications, les moyens alloués, notamment via l’Ademe pour la transition seront cruciaux pour réussir la mise en application de cette loi.
Attention cependant, la crise sanitaire du COVID-19 et ses conséquences économiques vont peut-être remettre en cause les ambitions du projet, les entreprises vont peut-être demander de relâcher la pression quand les collectivités au contraire vont souhaiter une stratégie plus affirmée sur la résilience par une relocalisation de l’économie et des modèles de développement moins soumis aux aléas, mieux maîtrisés par les élus locaux.
Comme pour tous les projets de loi visant à promouvoir les démarches de décarbonation et de développement durable, il a fallu combiner un niveau d’ambition élevé et le souci de ne pas imposer des contraintes ou des procédures complexes qui pourraient freiner le développement économique des entreprises. Comment cette double préoccupation s’est-elle manifestée lors des débats à l’Assemblée et pensez- vous que le bon équilibre a été trouvé ?
La question n’a été abordée que par le biais du recyclage. Effectivement, le recyclage d’un produit, c’est de la récupération d’énergie donc de la décarbonation en privilégiant une matière première recyclée. Mais les questions de l’intensité de l’usage des produits, de l’efficience sur les ressources n’ont pas été abordées. Les contraintes se sont limitées à des interdits (sur le plastique notamment) ou des obligations (soit de réintégration matière soit administratives). La construction de modèles économiques sur cette base sera difficile du fait de l’absence de trajectoire : d’où part-on ? Où arrive-t-on ? Avec quelles étapes intermédiaires ? Cependant, au regard des conséquences économiques et sociétales de la crise sanitaire COVID-19, nous devons repartir d’un modèle prenant en compte les limites de la planète et la préservation du social.
Les dispositions de ce texte soulèvent la question des importations provenant des pays hors UE. Selon vous, comment pouvons-nous permettre aux entreprises européennes de rester compétitives par rapport à des entreprises étrangères qui ne sont pas soumises aux mêmes exigences législatives ?
C’est tout le sens de nos travaux à l’INEC sur la comptabilité intégrée (modèle CARE porté par les experts du cabinet Compta Durable), avec une expérimentation en cours en région Sud. Ainsi, si l’on peut mieux mesurer la solidité d’une entreprise au-delà de son seul bilan financier, en intégrant un bilan social et un bilan environnemental dans ce que l’on appelle une « comptabilité intégrée », alors les contraintes nouvelles, les réglementations seront plus facilement acceptées car elles seront valorisées dans le bilan de la comptabilité intégrée.
Ces contraintes ont pour vocation de protéger les citoyens, de préserver l’environnement. Or aujourd’hui, elles ne sont pas comptées dans le bilan financier de l’entreprise ; au contraire, elles viennent souvent le dégrader. Nous arrivons au bout du système qui compte la valeur, un autre système doit émerger. Notre ambition est que la comptabilité se transforme au niveau européen pour mieux intégrer cette vision de création de valeur dans les trois dimensions économiques, sociales et environnementales. Il est possible et même indispensable d’en faire un référentiel à l’échelle de l’Union européenne dans la décennie, donc d’imposer aux importations d’intégrer des critères autres que financiers pour définir la valeur faciale (en euros) d’un produit vendu sur notre marché intérieur. Cette vision exige une politique commune, forte, de l’Union européenne. D’autres travaux sont en cours, notamment dans le monde anglo-saxon, pour transformer les règles de comptabilité dans cette logique de mieux compter la valeur réelle d’une entreprise, les coûts sociaux et environnementaux réels des produits.
Quelles opportunités de développement économique la mise en oeuvre des principes de l’économie circulaire pourra-t-elle apporter aux entreprises européennes ?
À la sortie de la crise sanitaire du COVID-19 et de ses impacts colossaux sur l’économie mondiale et surtout européenne, la question des systèmes organisationnels et de l’hyper-dépendance de l’Europe aux autres continents sera centrale. L’Asie et plus particulièrement la Chine pourront accélérer leur structuration économique fondée sur une société plus collective, une acquisition des savoir-faire, une production exclusive des éléments de base de l’économie mondiale et une montée en gamme complexe. Les États-Unis par leur surpuissance, leur argent facile pourront repartir vers une plus grande autonomie, guerrière ou démocrate. L’Europe, creuset du développement mondial contemporain, a fondé sa force sur sa science (dont elle n’a plus le leadership), sur son marché de consommateurs (qui n’est plus la référence mondiale) et sur son accaparement des ressources par l’histoire de ses empires et leurs continuités (mais cet accès aux ressources lui échappe de plus en plus). Elle ne peut plus poursuivre sur ces moteurs qui les uns après les autres ont été déportés sur d’autres continents.
Elle doit donc repenser son développement, en fonction de ses propres limites physiques (comme une île), pour servir en premier lieu ses citoyens, avec une ingéniosité adaptée à sa culture. Je pense que nous allons assister à des différenciations de modèles de développement de par le monde, en fonction des continents, des cultures humaines et des ressources physiques. Les mêmes services auront des réponses différentes selon les continents, des réponses fondées sur deux incontournables : l’Homme et la Nature, c’est-à-dire la culture européenne et les ressources physiques dont dispose en souveraineté l’Europe. Les questions qui se posent : quelle est la transition vers ce modèle ? Comment s’y engage-t-on ? Comment assure-t-on à chaque entreprise de pouvoir passer d’un modèle à un autre ? La réponse doit avant tout être celle de la trajectoire, partagée, passant par des étapes de transformation (quatre leviers : fiscalité, réglementation, incitation, formation). C’est ainsi que l’on redonnera espoir en l’avenir, l’ambition de le préparer ensemble par les actions d’aujourd’hui dans une approche partagée, collaborative et non concurrentielle.
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La Commission européenne a annoncé que l’économie circulaire serait l’un des axes majeurs de son plan pour la décarbonation, le Pacte vert. Quelles propositions souhaitez- vous voir émerger dans le cadre de ce Pacte vert afin de permettre d’accélérer le déploiement des principes circulaires dans l’économie européenne ?
L’INEC a fait des propositions avant la crise. L’INEC soutient la proposition de la Commission d’améliorer les outils de mesure, de modélisation et d’action pour saisir les synergies entre l’économie circulaire et l’atténuation du changement climatique ainsi que l’adaptation à ce dernier au niveau de l’UE et au niveau national. Cependant nous souhaitons aller plus loin : nouvelle comptabilité extra-financière (ou intégrée), accélération d’une fiscalité circulaire, grand plan de marchés publics fondés sur l’économie circulaire, faire de la relation aux ressources une prise de conscience de cette finitude, un pilier de l’éducation. Nous recommandons que l’Europe s’appuie sur la révolution numérique pour renforcer la connaissance des données, leur traitement notamment par le système de la blockchain. La science de la logistique doit être le « code source » de cette révolution économique fondée sur l’efficience des ressources et le maintien à un haut niveau des exigences sociales.