Face au dérèglement climatique, l’année 2019 avait montré quelques signes d’inflexion. Les émissions mondiales n’avaient pas augmenté depuis l’année précédente. L’administration française laissait entendre que l’électricité décarbonée aurait sa juste place dans la réglementation des bâtiments. La Commission européenne annonçait un Pacte vert. Autant de petits pas encourageants pour lesquels les membres d’EdEn s’étaient mobilisés, cherchant partout à faire reculer les combustibles fossiles. Et puis soudain, un gouffre s’est ouvert au début de l’année 2020. L’irruption du coronavirus a tétanisé les peuples : économies figées, déplacements bloqués, spectacles annulés… La consommation d’énergie s’est effondrée, la pollution aussi.
Difficile à ce stade de savoir si l’après-coronavirus ressemblera à l’avant, si nos sociétés reprendront leur train après avoir surmonté ce qui leur apparaîtra comme un accident de parcours, ou si l’épidémie modifiera les consciences et les modes de vie, jusqu’à transformer les politiques nationales et les relations internationales. À la joie d’une reprise après l’alerte, les consommations et les gaspillages pourraient repartir de plus belle. Mais l’épisode que nous vivons démontre aussi que changer est possible…
À l’avenir, des entreprises seront priées de rentrer à la maison, le « laisser faire – laisser aller » va devoir en rabattre. Emmanuel Macron n’a-t-il pas souligné, en évoquant la santé, l’alimentation, le cadre de vie, « qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». À première vue, les États, avec les services publics, sortiront gagnants de la crise, du moins si l’épidémie est jugulée, parce qu’ils auront démontré qu’ils savent prendre des mesures rigoureuses, fût-ce au prix d’une récession.
Si c’est vrai pour la santé, ça pourrait l’être mutatis mutandis pour le changement climatique. L’épidémie, en rappelant aux humains leur fragilité face aux fléaux, pourrait préparer les esprits à la nécessité de se prémunir du choc climatique. Mais la comparaison a ses limites. Le coronavirus est actuellement sans remède. Il progresse exponentiellement et frappe 2 à 5 % de la population dès cette année. Il faut agir fort sur-le-champ. Le changement climatique altère inexorablement les conditions d’existence à la surface de la Terre, mais les changements sont graduels, les victimes sont indistinctes, on croit pouvoir s’adapter, on pense avoir le temps. Les gouvernants proclament des plans à long terme, mais laissent les mesures de salut public à la génération suivante, celle de Greta Thunberg.
Sans gouvernance mondiale, la compétition internationale pousse les États à faire croître leurs économies, voire leurs armées, avec les sources d’énergie qui leur conviennent, plutôt que de s’accorder contre le dérèglement climatique. La déficience de solidarité internationale n’est pas moins criante avec le coronavirus. A-t-on levé les sanctions contre l’Iran ? Au moins les pays ont-ils fini par s’aligner sur les stratégies chinoise et italienne qu’ils avaient d’abord brocardées. Il faut toujours un exemple à suivre. Gageons que lorsqu’un grand pays souvent pris comme référence s’engagera avec détermination contre le dérèglement climatique, les autres hésiteront moins à le suivre.
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Avec l’épidémie, la discipline budgétaire européenne est balayée. Tant pis pour les déficits, quelques pénuries ayant été constatées, les autorités garantissent que tous les moyens seront mis en œuvre « quoi qu’il en coûte ». Il sera difficile plus tard de revenir à l’orthodoxie budgétaire, ce qui laisse augurer des lendemains compliqués : qui va payer ? Est-ce que l’Union européenne va devoir remplacer la règle du jeu du traité de Lisbonne ? Au reste, l’Union a du mal à se rendre utile, des États membres ferment leurs frontières, accaparent le matériel médical, appellent à oublier le Pacte vert. Chacun pour soi ou tous ensemble, l’épidémie suscite les meilleurs et les pires des comportements. Il en est de même avec le dérèglement climatique.
On entend que c’est la fin de la mondialisation, et peut-être le début de la décroissance. À coup sûr, la croissance est cassée, les peuples s’isolent. Mais Internet est présent, les médias nous rapportent les dernières nouvelles de Wuhan comme des élections américaines. Qu’on le veuille ou non, la mondialisation règne. N’oublions pas le constat que faisait Yuval Noah Harari avant le covid-19 : jamais l’humanité n’avait connu aussi peu de maladies, guerres ou famines que dans les 50 dernières années, sans doute un résultat de la croissance et de la mondialisation. Il alertait en revanche sur les graves impacts de nos économies sur la nature. Et c’est bien là que le bât blesse.
Le dérèglement climatique est la calamité qui aggrave toutes les autres. La disparition des animaux et des plantes sauvages fragilise le monde vivant et favorise les épidémies. Moins d’espèces, c’est moins d’espèces résistantes faisant barrage à la maladie. Moins de forêts, c’est le rapprochement des humains avec des animaux chassés de leur habitat. Pendant les 30 dernières années, 12 000 foyers épidémiques se sont déclarés, heureusement combattus par la médecine moderne. Évidemment les déplacements, le commerce, la densité urbaine y ont leur part. Mais Zika, Ebola, Nipah, c’est d’abord la déforestation. Le COVID-19, ce serait le braconnage d’espèces protégées s’il est avéré que le pangolin en fut l’origine. Et n’oublions pas la légèreté avec laquelle les éleveurs ont transmis aux bactéries la résistance aux antibiotiques.
Nous sommes avertis. Nous devons changer notre relation à la nature, donc nos modes de production et de consommation. Nos ingénieurs doivent être les bergers de la création. Nos entreprises doivent connaître le cycle de l’eau, offrir des nichoirs aux oiseaux et se garder d’empoisonner les sols. À coup sûr, il faut désormais décarboner les économies, développer des symbioses avec les écosystèmes, améliorer la maintenance des infrastructures, explorer les voies de l’économie circulaire. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, la mondialisation avec la pollution. Il ne sera pas possible de produire un vaccin contre le coronavirus sans une coordination des chercheurs du monde entier. Pas plus qu’il ne sera possible de protéger le climat sans la coopération des 195 États du monde. Qu’on le veuille ou non, huit milliards d’humains sont dans le même bateau.
Brice Lalonde, Président d’Equilibre des Energies