Tout le monde n’est pas familier avec la Plateforme automobile (PFA). Pouvez-vous nous en dire plus sur sa composition, sa raison d’être et ses objectifs ?
Luc Chatel : La vocation de la PFA, c’est, d’un mot, de rassembler l’équipe de France de l’automobile. Elle réunit les grands acteurs industriels du secteur, constructeurs et équipementiers français (Stellantis, Renault, Valeo, Faurecia, Michelin, Plastic Omnium) et fédère les 4 000 PME et ETI qui structurent le tissu industriel de l’automobile au coeur de nos territoires.
La filière automobile en France représente autour de 400 000 emplois dans notre pays (chiffre DGE/ Contrat stratégique de filière 2018), 155 milliards d’euros de chiffre d’affaires (18 % du chiffre d’affaires de l’industrie manufacturière) et 10 % des exportations (50 milliards d’euros).
Cette filière est devenue aujourd’hui, il faut le souligner, l’un des premiers moteurs de l’innovation en France, avec 6,8 milliards d’euros investis chaque année en R&D : une entreprise sur cinq déposant un brevet appartient au secteur automobile.
Existe-t-il des initiatives similaires à la PFA en Europe et n’est-ce pas plutôt au niveau européen que l’industrie doit unir ses forces ?
L. C. : Il existe bien sûr des initiatives similaires dans les pays européens dont l’économie est marquée par l’industrie automobile et nous travaillons très étroitement d’ailleurs avec eux, avec le VDA allemand notamment, mais aussi avec nos homologues espagnols, italiens et britanniques par exemple.
Nous collaborons de la même manière avec l’ACEA et le CLEPA qui représentent respectivement les constructeurs et les équipementiers au niveau européen. Il faut défendre notre industrie européenne et les enjeux réglementaires européens sont tels, en effet, que ce niveau de représentation est indispensable.
Pour autant, chaque pays a ses enjeux et ses propres défis. Et, en France singulièrement, ils sont de taille. La France a été un des très grands pays de l’industrie automobile tout au long du XXe siècle. Notre job, c’est de faire en sorte qu’elle soit dans la course, parmi les leaders, des mobilités du XXIe. C’est de faire en sorte qu’il y ait encore, demain, une industrie automobile en France.
La crise de la Covid a fortement touché le secteur automobile. Où en est aujourd’hui le marché et comment en ressort la filière ? Comment jugez-vous le plan de relance français et ses effets sont-ils sensibles ?
L. C. : L’onde de choc économique liée à la crise sanitaire est sans précédent pour le secteur. Cette crise a mis l’ensemble de notre appareil industriel à l’arrêt pendant plusieurs semaines au printemps 2020 et le marché s’est effondré comme jamais. Au total, l’année 2020 marque une chute du marché de l’ordre de 25,5 %, ce qui représente un bon en arrière de près de 50 ans, et un recul de 40 % du niveau de la production en France passant de 2,2 millions de véhicules produits en 2019 à 1,3 million en 2020. Le choc est considérable.
Le plan de relance français a pleinement joué son rôle et le volet automobile que nous avions discuté avec le gouvernement à travers le plan de soutien auto dévoilé par le président de la République dès le 26 mai 2020, était indispensable et activait les bons instruments.
Reste qu’en 2021, le marché s’inscrit dans une tendance très en dessous de la moyenne des dix dernières années – une tendance amplifiée par la pénurie des semi-conducteurs et les tensions sur les matières premières qui pèsent lourdement sur le secteur. Sur les huit premiers mois de l’année, le marché est en retrait de plus de 20 % par rapport à 2019 et reste en dessous du niveau observé en bas de cycle automobile en 2013-2014.
Et, dans ce contexte, il y a le défi de l’agenda environnemental et de l’électrification. L’histoire retiendra-t-elle que, malgré la crise, l’année 2020 aura été, en France, celle du décollage du marché du véhicule électrique ?
L. C. : 2020 aura été en effet, malgré la crise, une année charnière incontestablement. Si on prend comme point de référence l’année 2018 qui est l’année de la signature de notre contrat stratégique de filière avec l’État, la part de marché des véhicules 100 % électriques et hybrides rechargeables a été multipliée par plus de cinq, passant de 2,1 % du marché en 2018 à 11,2 % en 2020. Résultat, à fin 2020, la moyenne des émissions de CO2 des voitures neuves vendues en France atteint ainsi son plus bas historique à 91,0 g/km contre 112,9 g fin 2019, soit une baisse de plus de 19 % en un an.
C’est le résultat, bien sûr, d’un mouvement de fond. C’est aussi, en France, le résultat d’un choix stratégique. À travers le contrat stratégique de la filière automobile que nous avons signé avec l’État le 22 mai 2018, les industriels ont fait un choix stratégique majeur en s’engageant résolument dans la transition écologique avec un objectif ambitieux comme jamais : multiplier par cinq, dans les cinq ans, les ventes de véhicules électriques en France avec, pour horizon, un parc d’un million de véhicules électrifiés (100 % électriques et hybrides rechargeables) en 2022. L’État de son côté s’engageait à multiplier par cinq le nombre de bornes de recharge sur la même période.
À mi-parcours, où en sommes-nous ? À fin 2020, nous étions en avance sur nos objectifs, dépassant la barre des 100 000 ventes de véhicules 100 % électriques sur laquelle nous nous étions engagés. En 2021, la part de marché de l’électrique continue très sensiblement de progresser, passant sur les huit premiers mois de l’année, de 9,3 % à 16 %. Il en va bien différemment sur les infrastructures de recharge : leur nombre est passé de 25 000 fin 2018 à seulement 31 000 début 2021, alors que l’objectif est fixé à 100 000 fin 2022. C’est un point extrêmement critique, alors que nous sommes au rendez-vous, malgré l’effondrement du marché en 2020.
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Un effondrement susceptible de mettre un frein au mouvement de transformation engagé par l’industrie ou, au contraire, d’accélérer la transition comme en témoignent les propositions dévoilées par la Commission européenne, le 14 juillet dernier, dans le cadre du Green Deal, le fameux paquet Fit for 55 ?
L. C. : Je n’ai jamais été de ceux qui ont cru que la crise était de nature à mettre entre parenthèses un tel mouvement de fond en faveur de la décarbonation et de la transformation de notre industrie. Au contraire, dès que nous avons engagé les discussions avec le gouvernement autour d’un plan de sortie de crise, en avril 2020, j’ai indiqué qu’une remise en cause des réglementations et objectifs CO2 n’aurait aucun sens – songez aux investissements considérables consentis par les industriels pour préparer ces échéances. Qu’au contraire, il s’agissait de faire de la transition écologique un véritable levier de relance pour le secteur.
Or, ce que nous vivons, c’est une crise qui joue indéniablement un rôle d’accélérateur sans précédent des transformations du secteur. Une accélération qui s’apparente même à un changement de cap. Si la filière est aujourd’hui, malgré la crise, au rendez-vous de la transition écologique, c’est qu’elle a su anticiper. Et elle l’a fait dans le cadre d’un cap exigeant mais clair, fixé, notamment, au niveau européen. Or, ce cap est en train de changer, c’est très clair.
Les propositions présentées par la Commission le 14 juillet dernier fixent un objectif de baisse des émissions moyennes de CO2 des véhicules neufs mis sur le marché de 55 % d’ici à 2030, au lieu des 37,5 % entre 2021 et 2030 qui avaient été adoptés il y a à peine deux ans. Enfin, ces propositions signent, de facto, la fin des moteurs thermiques (y compris hybrides et hybrides rechargeables) dès 2035, à travers un objectif de baisse des 100 % des émissions de CO2 des véhicules à cette échéance.
Si on traduit ces hypothèses en termes de ventes, on constate que de tels objectifs, s’ils étaient validés en l’état, exigeraient une croissance des ventes de véhicules « zéro émission » (100 % électriques à batterie, voire à pile à combustible) à hauteur de l’ordre de 60 % en 2030 en Europe et de 100 % en 2035 : c’est considérable.
Ne va-t-on pas trop vite et trop loin ? L’industrie automobile française va-t-elle résister à une mutation aussi rapide ?
L. C. : Ce qu’il faut comprendre dans cette période d’exceptionnelle accélération, c’est que les acteurs industriels eux-mêmes, avant même le dévoilement des propositions de la Commission, ont anticipé ce changement de cap. Pour ne citer que les constructeurs français, Stellantis a annoncé un objectif de 70 % de ventes de véhicules 100 % électriques et hybrides rechargeables en Europe à horizon 2030, et Renault un objectif de 90 % de ventes 100 % électriques à horizon 2030.
Je suis persuadé que, face à ces transformations historiques, notre industrie démontrera une fois de plus sa capacité à être, comme elle l’a toujours été, à l’avant-garde des grandes transformations de la société, à toujours se réinventer pour faire de la mobilité un progrès partagé par tous.
Mais, la filière automobile, ce sont des acteurs mondiaux, c’est aussi un tissu industriel de 4 000 PME au coeur de nos territoires. L’ensemble du tissu industriel a-t-il la capacité d’accélérer au même rythme sa transformation ? Et le consommateur, si on prend en compte la diversité des usages suivant les réalités territoriales, est-il prêt lui-même ?
Nous pensons notamment qu’il sera très difficile, face à de tels enjeux, de se passer d’hybrides rechargeables dès 2035 et qu’il serait raisonnable d’adapter en ce sens l’objectif fixé à cette échéance.
Comment évaluez-vous les risques sur l’emploi et sur le tissu industriel ?
L. C. : Les décisions qui sont prises ne peuvent l’être, en effet, sans en avoir d’abord bien mesuré les impacts écologiques, sur le tissu industriel et sur l’emploi.
Dès le mois d’avril, nous indiquions, à l’appui de l’actualisation de l’étude emploi de l’Observatoire de la métallurgie, les risques qui pèsent sur l’emploi pour le secteur. En 2018, on estimait les effets de ces transformations, et notamment de l’accélération de la chute du diesel, à une cinquantaine d’entreprises directement impactées et à 15 000 emplois menacés sur 400 000 emplois que compte la filière au sens large, y compris les sous-traitants de la plasturgie, de la fonderie…
Aujourd’hui, ces risques sont multipliés par quatre selon l’étude 2021 de l’Observatoire de la métallurgie, avec, d’ici à 2030, 65 000 emplois menacés, dont près de la moitié au sein de la filière motorisation, sous l’effet du déclin des motorisations thermiques.
Il y a clairement, aux yeux de l’Observatoire paritaire de l’UIMM, un scénario tendanciel qui est un scénario du déclin avec perte de 100 000 emplois d’ici à 2035 sur le coeur de filière (construction automobile directe, hors sous-traitants : 260 000 emplois en 2008, 195 000 en 2018), qui pourrait se réduire à 90 000 emplois correspondant à un véritable déclassement industriel du site France.
Face à ce scénario du déclin, il y a un scénario du sursaut : l’industrie automobile de demain sera électrique. Alors, bougeons : activons les leviers d’une véritable ambition industrielle qui permettront que ce changement irréversible soit, non seulement soutenable, mais constitue, pour notre industrie, une opportunité de rebond. Voilà ce que nous avons dit au président de la République, le 12 juillet dernier à l’Élysée, à deux jours des annonces de la Commission européenne.
Quelles sont les conditions d’un tel rebond industriel français pour le secteur ?
L. C. : Un tel rebond appelle une ambition industrielle : localiser massivement en France les investissements liés à la mobilité du futur que l’on évalue, en Europe, à 220 milliards d’euros dans les 10 ans. Nous devons en capter un maximum.
La France, qui ne représente aujourd’hui que 9 % de la valeur ajoutée de l’industrie automobile européenne, doit changer d’échelle et se fixer des objectifs : localiser en France 20 % des besoins européens pour les batteries, 25 % pour l’hydrogène, 25 % pour l’électronique de puissance, 15 % dans la connectivité.
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Si l’on veut que l’Europe en général, et la France en particulier, continuent de figurer parmi les leaders de la mobilité du futur, cette ambition doit se traduire par la multiplication de grands projets structurants. Pour la France, nous évaluons le niveau d’investissement nécessaire à 17 milliards d’euros dans les 5 ans à venir, dont 30 % devraient pouvoir être financés par un soutien public. Un tel niveau d’investissements inclut une réponse massive aux besoins en infrastructures de recharge.
Nos industriels sont plus que jamais prêts à relever ce défi de l’innovation, à créer des écosystèmes du futur en développant des partenariats stratégiques avec les filières de l’énergie, de l’électronique, du digital… Et les pouvoirs publics pourraient les accompagner en définissant, par exemple, des « zones Green Deal » permettant d’offrir des conditions fiscales et administratives attractives pour la localisation des investissements d’avenir. De cette ambition industrielle, la France pourrait faire l’une des priorités fortes de sa présidence de l’Union européenne en 2022.
Au total, nous identifions trois exigences majeures permettant un scénario de rebond pour l’industrie automobile en France : réussir cette accélération de l’électrification, ce qui passe par les infrastructures de recharge et une véritable ambition d’investissements ; le renforcement de la compétitivité du site France, pour réduire au maximum les écarts de compétitivité qui varient entre 300 et 600 euros par véhicule produit ; enfin, un accompagnement massif de nos PME et des salariés.