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Energie et climat : jusqu’où le covid-19 va-t-il rebattre les cartes ?

La Terre de nuit
Par le |

Avec l’aimable autorisation de la Revue de l’Electricité et de l’Electronique (REE), EdeN reproduit le texte de l’interview de Colette Lewiner effectuée par le président du Comité éditorial de la REE Jean-Pierre Hauet.

La 21e édition de l’Observatoire mondial Capgemini des marchés de l’énergie a été publiée sous votre autorité en novembre dernier. Pouvez-vous nous rappeler quel est l’objet de cet observatoire et comment il fonctionne ?

Lorsque j’ai créé la première édition de notre Observatoire, elle concernait un certain nombre de pays européens et portait uniquement sur le marché de l’électricité. La 21 e édition appelée WEMO (World Energy Markets Observatory) publiée par Capgemini en novembre 2019 couvre l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie, la Chine l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Elle traite les marchés de l’électricité et du gaz ainsi que les questions d’environnement et de développement durable.

Nous recueillons beaucoup de données, nous les analysons et nous les présentons de façon synthétique et facile à appréhender. Dans mon éditorial, je m’efforce de tirer des conclusions des nombreuses analyses que nous effectuons et j’essaie de tracer des pistes pour le futur.

A l’automne 2019, j’avais terminé mon éditorial en disant que les objectifs de lutte contre le changement climatique de l’accord de Paris (signé en 2015) avaient très peu de chances d’être atteints. J’en concluais que pour éviter une hausse de température de notre planète de plus de 2 °C en 2050, il faudrait que nous changions radicalement de mode de vie. Je n’imaginais pas la crise du Covid 19 actuelle qui nous force à changer notre manière de vivre et de travailler et qui a des effets très bénéfiques sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Lire aussi : Le dérèglement climatique : la calamité qui aggrave toutes les autres

D’ailleurs, de façon tangible, nous observons la réduction de la pollution de mégapoles comme Delhi en Inde mais aussi Paris.

Depuis novembre dernier, beaucoup de choses ont changé et nous allons bien sûr y venir. Mais auparavant, pourriez-vous nous dire si le monde avait, en cette fin d’année 2019, progressé comme il aurait dû ?

Les conclusions de la 21e édition de notre Observatoire constituent une bonne description du monde de l’énergie d’hier, avant la pandémie de Covid 19. On y constatait une augmentation de la consommation, y compris des combustibles fossiles (notamment du charbon dont la consommation a augmenté de 4 % en 2019.) et une augmentation continue des émissions de GES. Les programmes de transition énergétique, votés dans de nombreux pays, ne semblaient pas assez engageants pour lutter avec efficacité contre le changement climatique, rendant très difficile voire impossible l’atteinte des objectifs de l’accord de Paris. Les coûts des énergies renouvelables de flux, solaire et éolien, poursuivaient leur spectaculaire baisse. Si l’on ne tient pas compte des coûts induits par leur localisation et par leur intermittence sur la gestion des réseaux électriques, l’éolien terrestre et le solaire photovoltaïque devenaient compétitifs avec les sources d’énergie programmables comme le nucléaire.

Les coûts du stockage par batteries étaient aussi spectaculairement orientés à la baisse et le pourcentage de véhicules électriques dans les ventes augmentaient. La transition, vers un monde moins carboné, bien que trop lente était engagée. Les régions du monde progressaient à un rythme différent et l’Europe faisait figure de bonne élève. Enfin la digitalisation dans les entreprises énergétiques progressait mais pas assez rapidement.

Comment caractériseriez-vous la crise actuelle du Covid 19 ?

Nous sommes confrontés à une crise sanitaire sans précédent liée à la propagation d’un coronavirus, le Covid 19, contre lequel il n’existe pas encore de traitement ni de vaccin. La fin de cette pandémie mondiale, démarrée en Chine fin 2019, n’est pas claire aujourd’hui. Afin de lutter contre la propagation du virus, la France, comme de nombreux autres pays, a décidé une très forte réduction des vols internationaux, la limitation des transports et des déplacements et le confinement d’une partie importante de sa population.

La continuation de certaines activités (construction, production industrielle..) n’est autorisée que si des mesures sanitaires sont mises en place (port d’un masque notamment) et que si les « gestes barrière » sont respectés. Ceci a entraîné un très fort ralentissement économique.

En France, le gouvernement prévoit une contraction de 8 % du PIB pour 2020. En Europe, la récession devrait se situer autour de 6,5 % du PIB et aux Etats-Unis elle serait du même ordre.

La Chine, qui a subi une contraction de 6,8 % de son PIB au premier trimestre 2020 et qui semble sortir de la crise sanitaire, connaîtrait en 2020 une croissance de 1,2 % 4 ce qui est très faible par rapport aux croissances de 6,5 % des deux années passées.

Cette crise économique mondiale d’une brutalité exceptionnelle va entraîner un chômage significatif que de nombreux gouvernements, dont le gouvernement français, essaient d’atténuer avec des aides gigantesques. En France, elles s’élèvent à 110 milliards d’euros faisant exploser le déficit public à 9 % du PIB.

Aux Etats-Unis. La FED va injecter 1 500 milliards de dollars dans l’économie. Au deuxième trimestre le chômage américain devrait exploser à 21 % de la population active alors que ce pays jouissait quasiment du plein emploi avant la crise.

Ces dépenses massives, entraîneront un accroissement très important de la dette des Etats dont on ne voit pas bien aujourd’hui quand ni comment elles seront remboursées. Sous le choc de la crise, les Etats sont en train de changer leurs priorités d’allocations budgétaires pour favoriser notamment la recherche, la médecine, les soignants et l’enseignement.

Comment les entreprises ont-elles réagi à cette crise inédite ?

Les entreprises ont avancé rapidement sur plusieurs fronts.
En premier lieu, elles se sont préoccupées de la santé de leurs collaborateurs en mettant en place les mesures sanitaires qui s’imposent et en surveillant leur état de santé. La continuation de la production a été leur second souci, que ce soit la fabrication de biens, la production d’énergie, la construction ou les services essentiels. Dans les secteurs stratégiques comme l’électricité, le transport transmanche de marchandises, il existait des Plans de Continuation d’Activité qui ont été mis en œuvre.

Pour assurer la sécurité de leurs collaborateurs, les entreprises ont mis en place le télétravail lorsque cela était possible. Cela a permis de montrer que des fonctions comme le diagnostic de maintenance, la relation avec les clients, le trading financier étaient réalisables à distance.

Les entreprises ont aussi été attentives aux compétences critiques pour leur fonctionnement. Ce télétravail massif a mis en exergue l’importance des systèmes d’information et a permis de tester leur robustesse. Cherchant à fragiliser les entreprises sur le maillon informatique devenu vital, les cyber-attaques se sont multipliées.

En anticipant une baisse de leurs revenus dans les mois de confinement, les entreprises ont engagé des mesures de chômage partiel, de réduction de leurs dépenses (OPEX et CAPEX) et ont porté une attention particulière à leur trésorerie. Elles ont aussi adapté leur gouvernance avec par exemple la mise en place d’assemblées générales virtuelles.

Quelles ont été les conséquences plus spécifiques sur le secteur de l’énergie ?

La crise sanitaire, comme évoqué plus haut, a réduit considérablement le déplacement des populations et a ralenti la production industrielle ; cela a entraîné une chute de la consommation de pétrole, de gaz et d’électricité. D’après l’Agence internationale de l’énergie, la demande quotidienne de pétrole va chuter de 29 millions de barils par jour en avril 2020 soit 30 % de moins que l’an dernier à la même époque. La consommation va baisser encore de 25 millions de barils par jour en mai. L’Agence prévoit ensuite une légère augmentation de la consommation au fur et à mesure que les restrictions de déplacement seront levées.

Sur l’ensemble de 2020, la demande se contracterait de 9,3 millions de barils par jour. La consommation de carburants est en chute libre partout dans le monde. En France par exemple, les ventes de gasoil et d’essence ont chuté d’environ 80 % depuis le début du confinement (par rapport à la normale) et la demande est encore plus faible pour le kérosène.

Le 10 avril 2020, les grands pays pétroliers se sont engagés à réduire leur production. L’OPEP et la Russie ont annoncé une réduction de leur production de 10 millions de barils à partir du 1er mai 2020. La production devrait aussi baisser dans d’autres pays notamment aux États-Unis où les producteurs de pétroles de schiste sont en difficulté à cause des bas prix du pétrole sur le marché. Cela réduirait l’offre mondiale de 3,6 millions de barils supplémentaires.

Néanmoins ces réductions de production ne sont pas suffisantes pour faire remonter les prix. Le baril de pétrole WTI est passé le 16 avril sous la barre des 20 dollars par baril son niveau le plus bas depuis 2002. Le baril de Brent était lui, à moins de 28 dollars.

Comment le secteur électrique est-il impacté ?

Dans tous les pays développés, l’électricité est considérée comme un secteur stratégique et les opérateurs doivent disposer de Plans de Continuité d’Activité (PCA). Ils les ont appliqués avec succès. Dans les pays où le confinement a été instauré le ralentissement de l’économie s’est traduit par une baisse de la consommation d’électricité. En France celle-ci a été, en mars et début avril 2020, de l’ordre de 20 % inférieure aux valeurs habituelles ce qui impacte le fonctionnement des centrales de production.

Le déroulement des opérations prévues lors des arrêts annuels des réacteurs nucléaires pour maintenance a été fortement affecté par les mesures de protection des intervenants mises en place par EDF, réduisant ainsi la capacité de production d’électricité. Le programme d’arrêts a été adapté afin d’ajuster au mieux les capacités de production et sécuriser l’approvisionnement en électricité pendant l’hiver 2020-2021.

Afin d’économiser le combustible, la production de plusieurs réacteurs nucléaires pourrait être suspendue cet été et cet automne. EDF estime ainsi que sa production nucléaire annuelle sera de l’ordre de 300 TWh en 2020, inférieure de plus de 20 % à la prévision du début d’année 2020 (375-390 TWh).

Compte tenu de la baisse de la demande, la sécurité d’approvisionnement électrique est assurée ce qui est aussi le cas dans l’ensemble des pays. Cela est d’autant plus important que les télécommunications et les centres informatiques, devenus encore plus vitaux avec le confinement et le travail à distance, nécessitent une alimentation électrique sécurisée.

La baisse de la consommation, la baisse des prix pétroliers et la baisse du prix du carbone de plus de 20 % (liée à une moindre activité industrielle) ont entraîné une forte chute des prix de l’électricité qui se situaient, mi-avril autour de 20 €/MWh 6 , comparé à 50 €/MWh un an plus tôt, bien en dessous du prix de l’ARENH (42 €/MWh).

Durant cette crise inédite, les collaborateurs des sociétés d’électricité et de gaz font preuve d’un grand dévouement. Avec ce même esprit de service public, EDF par exemple a lancé une action vis-à- vis des populations les plus démunies avec l’engagement de ne pas leur couper l’alimentation durant plusieurs mois, même en cas d’impayés.

A votre avis quel impact aura cette crise sur la transition énergétique et sur le développement durable ?

A très court terme, les restrictions de mobilité et le fort ralentissement industriel, ont eu un impact très favorable sur les émissions de GES. Ainsi sur le mois de février, les émissions chinoises de GES ont chuté de 25 %, soit 200 millions de tonnes, comparées à la même période en 2019 7 , Cette baisse est équivalente aux émissions annuelles de GES de l’Argentine.

Au niveau mondial, les émissions de GES pourraient diminuer de plus de 5 % cette année soit la plus importante baisse enregistrée depuis la Seconde Guerre mondiale.

Par ailleurs, la pandémie actuelle oblige les gouvernements à redéfinir leurs priorités et réallouer leurs budgets aux secteurs de la recherche, la santé et l’éducation et ils pourraient décider de diminuer ou différer les subventions accordées aux énergies renouvelables. La baisse des prix de l’électricité fait par ailleurs apparaître un écart très important entre les tarifs de rachat (parfois à plus de 100 €/MWh pour certains projets éoliens maritimes en France) et les prix de marché d’environ 20 €/MWh.

Le pacte vert pour l’Europe (Green Deal) lancé par la nouvelle présidente de la Commission Européenne, Ursula Von Der Leylen, propose une feuille de route pour réaliser une transition juste vers la neutralité climatique de l’Union en 2050.

Lire aussi : RE2020, maintenir le cap vers la neutralité carbone en 2050

Il était prévu une participation de tous les secteurs et des investissements allant jusqu’à 100 milliards d’euros sur la période 2021 à 2027. Ces investissements visent à soutenir les technologies respectueuses de l’environnement, l’innovation dans l’industrie, les transports plus propres, la décarbonation du secteur de l’énergie et l’amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments.

Avec la crise liée au Covid 19 et compte tenu des problèmes sociaux qu’elle pourrait engendrer, il est probable que le Green Deal ne soit plus la priorité de la Commission européenne et que ses ambitions en matière environnementale soient réduites.

Par exemple, l’exécutif européen envisage de repousser la date à laquelle il doit proposer de nouveaux objectifs de réduction des émissions de CO2 pour 2030. Le report en 2021 de la COP26, initialement prévue en novembre 2020, pourrait lui permettre de justifier ce délai. 

Actuellement, la directive européenne prévoit une réduction de ces émissions de 40 % par rapport à 1990 et la Commission devait décider si elle rehausse son ambition à 50 % ou 55 %.

L’on peut aussi penser que les aides au développement, pourtant justifiées, de vecteurs énergétiques comme l’hydrogène vert seront différées. Sauf à les remplacer par des financements venant du secteur privé, l’utilisation massive de l’hydrogène pour le transport routier et le stockage serait retardée.

Quels seront les impacts de la crise sur le secteur électrique, après la fin des confinements ?

C’est difficile à dire. Ils dépendront fortement du type de reprise des activités économiques après la fin du confinement. Les impacts seront différents selon que le rebond économique sera fort après la crise (sortie en V), ou que l’on assistera à l’automne à une résurgence de la pandémie (sortie en W) ou bien encore que la reprise de l’économie sera très longue et que le monde reste quelques années à un niveau d’activité bas (sortie en L).

Les modes de sortie de la crise varieront aussi probablement selon les régions du monde. Un autre point important est lié à la durabilité du télétravail tel que pratiqué à grande échelle actuellement. Il y aura probablement un certain retour au bureau pour les cols blancs mais il ne sera probablement pas total. Là encore on assistera à des différences régionales et sectorielles.
Les déplacements devraient diminuer durant de nombreux mois et les voyages aériens ne repartiront pas tout de suite. Le secteur du transport sera durablement affecté et l’on peut penser que la consommation pétrolière restera plus faible qu’avant la crise. Cela conduirait à un niveau d’émissions de GES significativement plus bas qu’avant la crise. Ceci qui est une bonne nouvelle pour le climat mais quelle sera sa durabilité ?

Du point de vue des actifs industriels, on assistera probablement à un double mouvement : des usines seront fermées dans des secteurs très impactés par la crise (comme l’aérien ou l’automobile) mais par ailleurs on pourrait assister à une relocalisation de certains maillons de la chaîne logistique et donc à une certaine réindustrialisation des pays développés.

L’électricité qui a prouvé son importance et sa résilience durant la crise restera le vecteur énergétique privilégié. Sa consommation relative par secteur variera avec probablement une diminution du secteur tertiaire (et probablement industriel) au profit du secteur domestique.

Lire aussi : L’électricité doit être au coeur de la renaissance économique

La crise aura eu un impact négatif sur les finances de toutes les «  utilities » mais affectera probablement davantage celles qui sont fragiles. On devrait assister un une consolidation des acteurs de l’énergie notamment sur le marché de détail où le nombre d’acteurs avait beaucoup augmenté avant la crise (on en comptait une trentaine en France en électricité par exemple). 

Enfin on peut penser que la moindre consommation maintiendra les prix de gros bas. Cependant pour les prix du pétrole les considérations géopolitiques restent un facteur important.

Quelle conclusion tirez-vous de votre analyse ?

A l’automne 2019, je pensais que seul un changement de mode de vie radical pouvait donner l’espoir d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris. La crise du Covid 19 a conduit à ce changement de vie qui s’est traduit par un effet bénéfique sur le climat. 

Néanmoins ce résultat a été obtenu au prix d’une très douloureuse crise sanitaire qui va devenir économique et sociale.

J’espère que nous sortirons rapidement et durablement de cette crise et que nous aurons appris à vivre de manière plus sobre, avec des niveaux de consommation en énergie et d’émissions de GES plus bas qu’avant la crise. Cela permettrait, enfin, de limiter le réchauffement de notre planète à long terme.

Colette Lewiner

Colette Lewiner
ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de physique et docteur ès sciences physiques. Sa carrière l’a menée à exercer de haute responsabilités au sein d’EDF, de COGEMA et de Capgemini. Elle est maintenant Conseillère « Energie et Utilities » du Président de Capgemini.

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